L’esclavage est une abomination. Et les députés soucieux de vanter le « rôle positif de la colonisation » feraient mieux de s’occuper de la dette de l’Etat. Mais la transformation de l’Histoire de France en catalogue des horreurs par une brochette de comiques pas drôles et d’historiens obscurs est tout aussi gênante.
Moi, Napoléon, je l’aime bien. Enfin, je ne partirais sans doute pas aux sports d’hiver en Russie avec lui, compte tenu de son absence notoire de compétence logistique, mais je l’aime bien quand même. J’aime bien aussi ce vieux Saint-Louis, qui rendait la justice sous un chêne entre deux croisades. Et Hugues Capet, sans lequel je m’appellerais probablement Hubert (une étrange lubie paternelle, heureusement contenue) ; Charlemagne, sa barbe fleurie et ses obsessions scolaires ; Louis XI, ses chapeaux anachroniques et ses cruelles cages de fer ; Henri IV, ses poules au pot et son Ravaillac...
Et Colbert, Clovis, Charles le Téméraire, François Ier, Richelieu, Louis XIV, Mazarin, Pépin le Bref... Quelle fameuse bande de joyeux lurons ! Et les nanas, hein, les nanas : Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Catherine de Médicis, Marguerite de Valois (Margot pour les intimes – les pauvres...), Berthe au(x) grand(s) pied(s), Olympe de Gouges, Louise Michel... Pas vraiment tristes non plus, les nanas ! Oui, vraiment, j’aime bien tout ces gens. Et même, j’aime bien ces dates: 800, 1515, 1789, 1848, 1870, 1945... Et ces lieux : Valmy, Verdun, Alésia, Austerlitz...
Tiens, Austerlitz, justement, parlons-en. Pas de la gare, qui est vraiment dans un drôle d’état et mériterait un bon ravalement, mais de la victoire des armées de Napoléon sur une coalition d’Austro-Russes en 1805. Une belle et bonne victoire comme on les aime, un Waterloo for the rest of us, un truc qui se commémore, quoi, à la fois comme événement national mais aussi comme cas d’école de la chose militaire. Un vrai fait historique : sérieux, solide, signifiant.
Mais voilà. Austerlitz, en 2005, on n’a pas eu envie de commémorer. Ou alors en douce. Comme pour ne pas déranger, en dépit de cette espèce de commémorite aigüe à laquelle nous serions plutôt sujets depuis quelques années. Car Napoléon, nous assure-t-on désormais, n’est plus l’empereur des Français, le stratège hors pair, le réformateur, le modernisateur, l’architecte du Code Civil dont nous avions toujours entendu parler... Non, Napoléon n’est plus qu’une sorte de proto-Hitler, de promoteur obsessionnel de l’esclavage, de crapule intégrale. Bon, ne souhaitant pas moi-même jouer les historiens d’occasion à la Vanneste, décidément de tous les combats pourris, je me garderai bien d’initier un débat sur l’apport positif de l’Empire à notre développement. Et je serai le premier à admettre que le rétablissement de l’esclavage en 1802, en dépit de son abolition par les révolutionnaires de 1794, serait difficile à mettre au crédit du petit caporal. Mais de là à le transformer en dictateur raciste archétypal, véritable « modèle » du moustachu autrichien...
Et d’ailleurs, puisque nous y sommes, Saint-Louis, Voltaire et Jaurès n’étaient-ils pas d’authentiques antisémites, Proudhon un sexiste au stade terminal, Charles IX un massacreur de protestants, Robespierre un terroriste sanguinaire ? Alors, aux poubelles de l’Histoire, tous ces fumiers ?
Ce qui est en train de se produire, cette relecture faussement morale, absurdement contemporaine et ridiculement communautariste de 1000 ans d’Histoire est, au moins de mon point de vue, une terrible impasse. Alimentée par une poignée d’activistes délirants surfant sur le climat délétère dans lequel nous pataugeons, sirotant le malaise économique, se pourléchant de la crise identitaire de jeunes Français déboussolés, se délectant de l’agressivité de loubards en quête de légitimité, ce révisionnisme d'un genre nouveau a conduit jusqu'à Villepin, pourtant fan de Bonaparte, à éviter de prononcer le nom du Corse honni ces dernières semaines.
Que des parlementaires UMP, louchant sur leur extrême-droite, se permettent de peser sur le contenu des manuels scolaires en promouvant « le rôle positif de la colonisation » était déjà hallucinant. Mais que les néo-Farrakhan et autres Indigènes de la République réussissent à déconstruire l’Histoire de France en fonction de leurs projets du moment est tout ce qui manquait au cocktail d’amertume et d’incompréhension qui sépare, fragmente, divise, morcelle des Français qui n’auront bientôt plus rien en commun.
A ce rythme, ironisait Bernard Poignant dans Le Monde, « Quelqu'un dira un jour (...) que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen n'a pas de valeur universelle. Elle excluait une moitié du genre humain, les femmes ». Nous n'en sommes d’ailleurs plus si loin, l’expression « droits humains », traduction servile de l’anglais, censément gender neutral, ayant déjà fait son chemin. Et à ce train-là, renchérit Pierre Nora, historien authentique, « Napoléon pourrait bien être sorti des Invalides, rendu aux Corses et remplacé par la tombe de l'Esclave inconnu ».
En tout état de cause, la dénonciation légitime de l’esclavage, une abomination dont la France s'est rendue coupable mais n’a évidemment jamais eu le monopole, et qu’elle est d’ailleurs la seule à avoir désignée comme crime contre l’humanité, n’y gagnerait pas grand-chose. Le drapeau tricolore avait déjà été abandonné au Front National. Apparemment, le reste suit.
© Commentaires & vaticinations
Ah... ce génie pour enfoncer les portes ouvertes... on ne vous a pas encore proposé un poste d'éditorialiste au Point, à l'Express, au Monde, au Figaro ou dans un autre grand journal ? Ou une chronique avec Alexandre Adler sur France Culture ? Vous gâchez votre talent ! Envoyez des CV !
Rédigé par : bandito | mercredi 14 décembre 2005 à 18:29
Bah, Bandito, tu n'es qu'un jaloux. Et je te suggère d'ouvrir toi-même un blog, sur lequel tu pourras développer la pensée intelligente et originale que je ne suis pas capable de produire (chose que tu viens d'ailleurs me rappeler à intervalles réguliers sans te demander si tu ne risques pas de me faire de la peine).
Rédigé par : Hugues | mercredi 14 décembre 2005 à 19:02
Je connaissais "Napoleon est mort à Ste Hélène, son oncle Leon lui a crevé le bidon". Peux tu expliciter ton titre.
Rédigé par : Tlön | jeudi 15 décembre 2005 à 09:23
Napoléon 1er,
descend les escaliers,
demande à son guichet :
"Où sont les cabinets ?"
Le guichet lui répond,
"quand on est caporal,
on chie dans le canal !"
(la suite est là : http://forums.paroles.net/read.php?f=1&i=54321&t=54278 )
Bon sang, Tlön, je croyais que tu avais de la culture...
Rédigé par : Hugues | jeudi 15 décembre 2005 à 09:39
Bandito: Enfoncer les portes ouvertes, c'est plutôt être anti-esclavagiste en 2005, non?
Rédigé par : Fugu | samedi 17 décembre 2005 à 14:18
Haut les coeurs, Hughes, des aigris, on en trouve toujours.
Ce genre de portes ouvertes, il faudrait que d'autres sachent les enfoncer. Car tu as bien raison : nous avons aussi une belle Histoire de France, des raisons d'aimer cette Histoire (je ne dis pas en être fier, n'y ayant pas pris part, mais l'aimer tout de même).
Aucun pays d'aucun continent ne peut présenter à la face des autres une histoire univoque, et positive.
On se défie du Napoléon d'Austerlitz, certains vont jusqu'à s'offusquer du nombre de morts, et à la reprocher à Napoléon. Stupide angélisme. Je n'aime pas plus qu'eux les guerres et les morts qu'elles entraînent. Mais se sont-elles demandé ce qu'ils seraient advenus s'il n'y avait pas eu Austerlitz ?
Enfin, j'approuve ta conclusion : "Le drapeau tricolore avait déjà été abandonné au Front National. Apparemment, le reste suit."
Je me permets de rebondir sur un sondage qui m'a un peu occupé dernièrement. On y lit que les français sont massivement en faveur de la défense des valeurs traditionnelles, ce qui, aux yeux des sondeurs et du quotidien en question, est un indice de l'influence des idées d'extrème-droite...
On a donc laissé le drapeau bleu-blanc-rouge (dont, n'est-ce pas formidable, le rouge) au FN, on lui laisse aussi la "défense des valeurs traditionnelles" ? Vivement 2007...
Rédigé par : Koz | dimanche 18 décembre 2005 à 17:35
Tiens, Slama écrit presque la même chose que toi, une semaine après :
http://www.lefigaro.fr/debats/20051219.FIG0245.html
Toute cette histoire est aussi une vulgaire question de mesure, à trouver entre le crétinisme gauloiscentriste militant des godillots avec leur loi banania, et l'espèce de mouvement PC (au sens propre du terme pour une fois) qui se rend compte que les sociétés passées n'étaient pas vraiment démocratiques, et voudrait nous empêcher de nous y référer.
Rédigé par : Guillermo | lundi 19 décembre 2005 à 12:14
Ce climat de "mise en accusation rétrospective" devient délétère depuis un moment -je ne suis pas spécialement chauvine, et je crois être assez consciente des nombreux défauts de mon pays, mais l'auto-accusation permanente, sur le présent comme sur le passé, commence à me taper sérieusement sur le système.
A ce jeu là, on risque d'occulter les problèmes (la discrimination aujourd'hui), en les masquant par les problèmes du passé.
Etre historien commence par ailleurs à être un métier à haut risque : le Canard de cette semaine raconte comment Olivier Petré Grenouilleau, un des plus grands chercheurs français sur l'esclavage, est attaqué en justice pour négation de crimes contre l'humanité. Il lui est reproché d'avoir dit, dans une interview, que l'esclavage et la shoah étaient deux phénomènes historiques distincts. Son propos était parfaitement étayé, et ne sous-entendait en rien une hiérarchisation des deux souffrances ; il expliquait simplement en quoi les mécanismes à l'oeuvre étaient différents... Il devient presque impossible d'avoir un discours rationnel et scientifique sur ces sujets.
Rédigé par : scc | lundi 19 décembre 2005 à 14:28
Tu as raison. La France a inventé la dictature militaire moderne, et se doit d'en être fière !
Rédigé par : Cobab | mercredi 28 décembre 2005 à 23:01