Ni la morale ni la déontologie ne sont d'affreuses vieilleries qu'il serait temps de mettre au panier. Elles sont même à la base de la modernité politique, quoi qu'en pensent Pierre Péan ou Alain Duhamel.
J'entendais ce matin (sur France Culture, pas sur Inter), Pierre Péan exprimer son admiration pour Jacques Chirac, « un homme dont l’histoire finira forcément pas reconnaître le mérite ». Que ce journaliste, qui avait déjà réhabilité le flirt de Mitterrand avec Vichy et contribué à la dernière cabale en date contre Le Monde, se mêle désormais de servir la soupe au président ne me gêne pas plus que ça. Et même, je veux bien croire que Chirac, pour toute sa vacuité politique, soit un type « simple » et « cultivé », aussi à l’aise en visite à la ferme qu’en méditation dans un monastère shintoïste.
Mais ça ne m’empêche pas de constater que la France qu’il abandonnera bientôt à son triste sort, douze ans après s’en être vu confier le gouvernail, est en moins bon état qu’à son arrivée. Ni le chômage de masse, ni la fameuse « fracture sociale » n’appartiennent au passé et, au-delà d’une baisse de la mortalité routière qui pourrait n’être qu’un feu de paille, rares sont les avancées réelles et durables à mettre à son actif.
Péan refuse pourtant d’observer l’homme de manière aussi prosaïque, préférant se concentrer sur sa flamboyante opposition à la guerre en Irak, la posture présidentielle dans cette affaire rachetant toutes les erreurs ou turpitudes accumulées en quarante années de vie politique. « Holà, en venait d'ailleurs à s'exclamer son interlocuteur matutinal, décontenancé par un tel panégyrique, et les marchés publics truqués, les emplois fictifs, les frais de bouche, les trahisons... La morale est-elle vraiment sauve au bout de ce long parcours ? »
« La morale ? Pfff... lâchait en retour un sous-Lacouture apparemment dégagé de ce genre de contingences. Si vous faites référence à des comportements que tous les hommes politiques français ont pu avoir à un moment ou à un autre de leur carrière, la belle affaire ! » La belle affaire, en effet, les accommodements avec la loi, la règle, l’honnêteté, l’éthique et toutes ces balivernes pour cours d’éducation civique de CM2 n'étant plus qu'anecdotiques en regard d’une hostilité farouche aux campagnes bushiennes...
Bon, force est malheureusement de constater que, pour une majorité de mes concitoyens, taper dans la caisse, se « rendre service » l'un l'autre, reste dans la logique des choses, un mandat électoral s’accompagnant nécessairement d’une foultitude de ces passe-droits que nos voisins d'Europe du Nord qualifieraient tout simplement de « délits » ― posture anti-guerre en Irak ou pas. On est tout de même fondé à ne pas suivre Péan sur ce terrain et, pourquoi pas, à être choqué par un point de vue finalement amoral.
*
La déontologie n’est pas la morale. Ou plutôt, elle en est le prolongement dans la sphère professionnelle. Au journaliste, elle impose de respecter le lecteur ou l'auditeur. Le respecter. Pas le bassiner avec une objectivité forcément impossible à honorer de manière absolue, mais tendre, autant que faire se peut, à une présentation impartiale des faits qu’il est chargé de rapporter. La mise à l’écart temporaire d’Alain Duhamel, via la suspension de ses interventions dans les émissions politiques de France Télévision, ne me paraît donc pas scandaleuse au regard de son coming out bayrouiste ― n’en déplaise à ceux qui n’y voient qu’une initiative hypocrite, voire simplement disproportionnée.
Qu’un journaliste fasse des choix en privé, c’est la moindre des choses. Qu’il soit en position, sur une chaîne de service public, d'interpeller les candidats à une fonction élective après avoir publiquement apporté son soutien à l’un d’entre eux n'en est pas moins gênant. La France médiatique cultivait déjà l’exception en confiant l’essentiel de ses moyens d’informations à des groupes industriels dépendants de la commande publique. Elle se distinguait en outre par la connivence entre journalistes et politiques, les relations personnelles de nombreuses présentatrices de journaux télévisés avec des ministres (anciens, actuels ou futurs) en étant la démonstration la plus accablante.
L’éditorialiste du Figaro ou de Libération qui ― à la satisfaction d'un lecteur ne cherchant souvent qu'à valider une opinion en passant au kiosque ― prend vigoureusement parti pour celui-ci ou celui-là n'est pourtant pas en cause. Même si nos journaux entretiennent fréquemment la confusion entre faits et analyse, la prise de positions tranchées est logique dans le contexte d'une presse « d'opinion ». L’interviewer inaltérable des soirées électorales de France 2 qu'est Alain Duhamel, en revanche, a d’autres responsabilités. Et qu’il ait même été envisagé de lui permettre, hier soir, de tenir le micro de François Bayrou après la « découverte » de son engagement en faveur du patron de l'UDF est carrément surréaliste.
Evoquer ces deux journalistes dans la même note n'est pas forcément légitime. Péan assure n'avoir jamais entretenu la moindre relation avec Chirac avant de se lancer dans l'écriture du livre qu'il était venu défendre sur France Culture, quand Duhamel habite pratiquement les palais nationaux depuis la deuxième moitié du siècle dernier... Et l'absolution de Chirac par l'un n'est sans doute pas directement superposable à l'absence de distance professionnelle de l'autre. J'ai tout de même tendance à penser qu'un pays dans lequel leurs démarches respectives seraient considérées comme, au minimum, singulières, ressemblerait davantage à un pays dans lequel les politiques ne tapent pas dans la caisse avec autant d'insouciance.
© Commentaires & vaticinations
________________________________
PS : Je me livre moi-même, dans cette note déplorant les petits accommodements avec la déontologie, à une pratique un peu limite... Et mes citations de Pierre Péan ou d’Ali Baddou (l'animateur de France Culture) n’en sont pas vraiment, du moins pas au sens d’un verbatim. Elles correspondent pourtant à la substance de ce qui a été dit ce matin.
Ah que oui.
Si Ségolène disait ça EN CITANT DES NOMS (et en particulier dans son propre parti), ça m'intéresserait vachement. Même si elle se limitait à ceux qui ont déjà fait l'objet d'une condamnation ferme, ça m'intéresserait.
Qu'est-ce qu'elle attend?
Rédigé par : Poil de lama | vendredi 16 février 2007 à 17:27
Non ! Pas la cassette ! Pas la cassette !
Rédigé par : Hugues | vendredi 16 février 2007 à 17:32
J'ai dit "même en se limitant à ceux qui ont déjà fait l'objet d'une condamnation ferme", non? Je ne crois pas que ce soit le cas.
Merci d'en avoir parlé à ma place... Tu vois que tu as un bon fond. :-)
Rédigé par : Poil de lama | vendredi 16 février 2007 à 17:44
"Que ce journaliste, qui avait déjà réhabilité le flirt de Mitterrand avec Vichy et contribué à la dernière cabale en date contre Le Monde, se mêle désormais de servir la soupe au président ne me gêne pas plus que ça."
Et tu ne cites pas son essai fleurant bon le négationnisme sur le Rwanda...
Rédigé par : alexandre delaigue | vendredi 16 février 2007 à 18:21
A propos de Péan, je crois qu'il se trompe sur le jugement de l'histoire. Chirac restera comme l'un des personnages publics les plus nuisible que la France a jamais connu. Je suis d'ailleurs certain que le bouquin de Péan va faire un four. Qui a envie de lire un recueil de mensonges? Achetons plutot le livre d'entretiens avec Raymond Barre qui est également en librairie. ça c'est un homme d'Etat dont le témoignage a de la valeur.
A propos de Duhamel je préfere me taire car je suis incapable d'objectivité tellement je suis content de voir ce dinosaure s'effacer. Il est arrivé en politique en même temps que Chirac, c'est dire!
Rédigé par : WS | vendredi 16 février 2007 à 23:15
Sur ce sujet, ce qui fait que je ne peux pas croire à la rupture incarnée par NS est qu'il soutient dans son parti des archétypes du politicien véreux du siècle passé comme Balkany ou Carignon (condamnés pour enrichissement personnel !).
A ma connaissance il n'y a rien d'aussi manifeste avec SG.
Rédigé par : epsilon | samedi 17 février 2007 à 10:24
Le résumé sur Péan est un peu rapide et pas vraiment objectif, cher Hugues. Péan n'a pas contribué à réhabiliter le flirt de Mitterrand : il l'a révélé, ce qui a jeté tout de même un certain trouble sur le personnage (que j'admire toujours, soi dit en passant). Il n'a pas participé à une cabale sur Le Monde, il a écrit le livre que tout le monde avait envie d'écrire sur le côté pontifiant de ce journal, la mauvaise foi de ses dirigeants, l'inadéquation patente entre leurs actes et leurs faits, et certaines escroquries intellectuelles (dénoncer les journaux gratuits quand on vient de rompre les négociations avec l'un d'eux, par exemple). Cela a fait beaucoup de bien à ce journal, qui en a profité pour mettre fin à certaines pratiques (pas toutes), virer Edwy Plenel, etc. Notons que le Monde (qui a finalement obtenu que le livre de Péan ne soit pas réimprimé) a, cette fois, trouvé le livre de cet auteur "passionnant" et lui a consacré une longue interview. J'ai écouté celle à laquelle vous faites allusion, je crois, sur France Info : c'était un copié-collé de cet article... Que Péan, qui est ce qu'on appelle un "realo", soit tombé sous le charme de Chirac, où est le problème. On n'est pas obligé d'ahcter le bouquin. Mais Duhamel, on se le coltine à la télé depuis 1970. Comme Chirac, finalement. Le parallèle entre les deux et la démonstration qui suit me paraissent donc assez osés.
Rédigé par : Ted et Eux | samedi 17 février 2007 à 13:26
epsilon:
Oui, Sarkozy est particulièrement gratiné côté soutiens pourris, oh que oui. Mais le Parti socialiste aussi vérifie la fameuse observation de Clemenceau: "La politique, c'est comme les andouillettes, ça sent toujours un peu la merde." Je n'aurais pas le temps de vous sortir une liste exhaustive démarrant en 1981 (ben oui: c'est nettement plus facile de se servir dans la caisse quand on est aux commandes), mais je pense quand même qu'on peut vous citer quelques cas typiques (Hugues, si je ne parle pas de la cassette, c'est uniquement pour le plaisir de démontrer qu'il y a d'autres exemples -- ce que tu sais d'ailleurs aussi bien que moi et même probablement mieux).
L'affaire des lycées d'Ile-de-France, qui a connu sa conclusion judiciaire il n'y a pas si longtemps, a absolument démontré (établi en première instance, confirmé en appel, pourvoi en cassation rejeté) l'existence d'un *pacte de corruption* entre droite et gauche pour le partage des pots-de-vin, selon un barème précis; oui, la droite touchait plus que la gauche; n'empêche que la gauche touchait, et ne dénonçait pas ces turpitudes dont elle savait tout, précisément parce qu'elle touchait. Je maintiens qu'une telle saloperie est im-par-don-nable, parce que si le contribuable ne peut même plus compter sur l'opposition pour dénoncer la majorité, ça transforme la démocratie en sinistre farce.
Dans cette même Ile-de-France, le président de région actuel (tout à fait actuel, même), Jean-Paul Huchon, socialiste, est en attente de sa condamnation (dont personne ne doute) pour prise illégale d'intérêts. L'amusant est que mes camarades du PS m'assuraient que "Jean-Paul a fait le ménage" chaque fois que je leur parlais de l'affaire précédente. Comme c'est crédible.
Jean-Christophe Cambadélis, député du 19e et bras droit de DSK, a été condamné à plusieurs mois de prison (avec sursis, certes, mais c'est bel et bien une condamnation) dans l'affaire de la MNEF (je viens d'ailleurs de voir sur Wikipédia qu'il a aussi été condamné pour une autre affaire, ce que j'ignorais, tellement la presse fait d'effort pour informer ses abrutis de lecteurs).
Croyez-vous que ces deux derniers zigotos, à qui pour ma part je n'accepterais pas de toucher la main, soient actuellement en disgrâce?
Les socialos ne sont pas les pires, j'en conviens volontiers. Mais les épisodes que je viens de citer, et beaucoup d'autres que je ne citerai pas faute de temps, sont largement suffisants pour que des électeurs paranoïaques dans mon genre voient plus dans ce parti une bande de salopards qu'un jamboree de boy-scouts.
Rédigé par : Poil de lama | samedi 17 février 2007 à 13:54
Alexandre,
Je n'ai pas cité son livre sur le Rwanda. Ca m'aurait obligé à changer la phrase disant, justement, que ce qu'il écrit ne me dérange pas... Encore que, pour être tout à fait honnête, je n'ai pas lu ce livre. J'ai lu les deux autres, "Une jeunesse française" et "La Face cachée du monde", mais ce que j'ai entendu de sa thèse sur le Rwanda ne m'a vraiment pas donné envie de la lire.
WS,
Nuisible, je ne sais pas. Mais inutile, inefficace, c'est certain. En tout cas, le portrait qu'en dressait Péan est tellement éloigné de ce qu'il nous été donné de voir (et même de subir) qu'il en devenait absurde. Bah, comme dit Péan lui-même, l'histoire jugera.
Epsilon,
Tout à fait d'accord. A lire, le papier d'Eric le Boucher dans Le Monde de ce soir : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-868607,0.html
Thierry do Espirito,
Non, je maintiens sur "Jeunesse française". J'étais un poil trop jeune pour voter en 81, mais assez grand pour aller faire la fiesta dans les rues. J'appartenais clairement à la génération Mitterrand, j'étais membre du PS et j'étais impressionné par le bonhomme. Ca avait commencé à me passer avec l'âge, et les histoires de collaboration et l'affaire Bousquet m'étaient restées en travers de la gorge. Lorsque que le livre de Péan est sorti, il m'a un temps convaincu de ce que pouvait être un parcours de Rastignac, mal parti mais échappant finalement à sa condition de bourgeois réac pour devenir un grand humaniste. Ca aussi, ça m'a passé. Et je pense que Péan se livrait effectivement à une entreprise de réhabilitation d'un ancien second couteau vichyste reconverti. Bon, comme jugement global du bonhomme, c'est sans doute un peu court. Mais je reviendrai là-dessus un jour sur le blog.
Poil de lama,
Mais je n'excuse rien ni personne. Et je ne m'amuserais pas dédouaner Huchon parce que Chirac existe. Je pense pourtant que les choses peuvent changer en faisant en sorte que la tolérance des gens soit de moins en moins grande, et que l'on ne puisse plus voir des Carignon ou des Balkany reprendre du service comme si de rien n'était.
Rédigé par : Hugues | samedi 17 février 2007 à 18:38
Sagesse de Manitou parler par bouche Ugh!
Ben tu vois qu'on peut être d'accord. Mais je te signale que notre parti préféré est rem-pli à ras bord de gens qui sont prêts à excuser absolument toutes les turpitudes des encartés de leur bord. C'est très bien, ce que tu dis, frère Hugues. Seulement c'est toi qui le dis. Pas Ségolène, pas Hollande, pas DSK, pas Fabius non plus. Montebourg (que tu détestes) l'a dit longtemps et vigoureusement... mais il est rentré dans le rang tel l'arriviste moyen qu'il est. On ne peut voter pour ce parti qu'avec une pince à linge sur le nez. C'est assurément pareil pour... tous les autres, en fait. Simplement, je crois qu'il y a un jour où il faut dire stop, et que ce jour, ça pourrait bien être aujourd'hui (même si personnellement, j'aurais nettement préféré avant-hier).
Rédigé par : Poil de lama | samedi 17 février 2007 à 19:05
@hugues : "engagement en faveur" est une expression pour le moins forcée au regard de la phrase incriminée d'Alain Duhamel.
Rédigé par : FrédéricLN | samedi 17 février 2007 à 22:40
Bah... Péan est rattrapé par le syndrome du courtisan. Et Chirac quant à lui, tente de s'assurer une sortie en douceur vers la retraite. Tout cela sent plus la fin que le commencement.
Rédigé par : Marc | samedi 17 février 2007 à 23:47
@ Poil de lama
..."des électeurs paranoïaques dans mon genre voient plus dans ce parti une bande de salopards qu'un jamboree de boy-scouts."
Bof...vu que les boy-scouts votent Chirac ou Bayrou, y a bien de quoi etre un peu parano de toutes façons.
Rédigé par : Lory Calque | dimanche 18 février 2007 à 15:37
@ Hugues :
En voilà un blog intelligent et bien écrit. Pour moi, Jacques Chirac est à l'image du dodo, cet animal préhistorique vaguement sympathique qui disparut mystérieusement et dont on ne sut jamais au juste quel était son utilité dans l'écosystème !
http://www.toreador.fr/2007/02/08/estocade-n%c2%b06-ami-entends-tu-le-chant-noir-du-dodo-dans-la-plaine/
Toreador
PS: Si par hasard tu passes sur mon site et que tu veux échanger nos liens, dis-le moi : pour moi c'est ok !
Rédigé par : Toreador | dimanche 18 février 2007 à 16:42
Petite précision : le dodo est tout-à-fait historique et sa disparition n'a hélas rien de mystérieux. Le lecteur curieux pourra consulter http://en.wikipedia.org/wiki/Dodo
Rédigé par : cdc | lundi 19 février 2007 à 15:11
Péan a juste été fasciné par l'homme de pouvoir (et c'est bien le but de l'opération de com' de Chirac, non ?), pas de quoi le condamner plus gravement.
A l'inverse, Duhamel perd toute crédibilité pour ses chroniques à venir. Plus moyen de savoir s'il critique Sarko pour soutenir Bayrou ou s'il est sincère !
:-)
Rédigé par : filaplomb | mardi 20 février 2007 à 17:06