Où l'auteur mesure à quel point son influence politique était plus grande lorsqu'il circulait en auto que depuis qu'il tient un blog.
Je me souviens très bien des grèves de 1995, de ces longues semaines d'hiver sans transports en commun, de ce conflit dément dont nul ne comprenait plus les enjeux... Je travaillais alors pour un mensuel et nous nous étions débrouillés pour boucler notre numéro double de décembre-janvier avec quelques jours d’avance, coiffant sournoisement la CGT au poteau. J’allais donc traverser cette espèce de mai-68 ferroviaire dans un étonnant confort professionnel, n’imaginant pas qu’un bras-de-fer entre ce gringalet d’Alain Juppé et les musclés du rail puisse se prolonger jusqu’au bouclage du numéro suivant.
J'étais tout de même forcé me rendre au journal chaque matin, en vertu d’une règle non-écrite selon laquelle on ne peut pas faire semblant de travailler avec autant de réalisme à la maison qu’au bureau. J’avais ainsi pris l’habitude de m’installer au volant de ma petite 205 rouge dès potron-minet, de parcourir au ralenti la vingtaine de kilomètres séparant mon onzième arrondissement de la banlieue-ouest où mon employeur avait ses pénates, pour arriver sur les lieux du crime pile à l’heure du déjeuner !
A qui n’a pas vécu cette période, il est presque impossible d'expliquer à quoi ressemblaient vraiment les rues d'un Paris privé de métro un mois durant, de décrire ces milliers de voitures agglutinées les unes aux autres sur les centaines de kilomètres d’une voirie transformée en jungle urbaine... Sens interdits, feux rouges, panneaux de stop, piétons ? Tu parles ! Plus rien n’avait d’importance que d’avancer, de gagner un mètre ou deux de bitume à la manière d’un pack All Black rendu fou furieux par la perspective d’un essai en terre ennemie. Les bagarres d’homo automobilis frustrés étaient devenues courantes, au mépris de l’esprit de fraternité censé souffler sur une France prétendument solidaire de ses conducteurs de TGV. Et l’on ne comptait plus les bagnoles carrément abandonnées au milieu de la chaussée par leur propriétaire.
Refaire le chemin en sens inverse était encore plus compliqué. Ayant passé l’après-midi à téléphoner à des gens qui n’étaient pas là, à échanger des anecdotes sur les embouteillages matinaux près de la machine à café, je reprenais la route aux alentours de 19h00 pour me retrouver invariablement bloqué place de l’Etoile ― à l’heure où tout chrétien qui se respecte préfèrerait s’installer sur le canapé du salon pour son rendez-vous quotidien avec PPDA. La place de l’Etoile, premier carrefour giratoire au monde, est habituellement difficile à négocier. Là, c’était tout simplement l’enfer et je finissais souvent par larguer la voiture sur le premier morceau de trottoir venu, histoire d’aller manger un morceau en attendant l’accalmie de fin de soirée en compagnie des confrères non-motorisés auxquels je servais de taxi.
Je l’ai beaucoup fait, d’ailleurs, le taxi, en ce fameux mois de décembre. J’avais même scotché un petit panneau énumérant les grandes étapes de mon itinéraire sur la vitre arrière de ma 205 et je prenais tout un tas de gens en stop ― pour quelques mètres ou pour quelques heures. République, Opéra, Etoile, La Défense, Rueil : un vrai transporteur public de substitution ! Mes passagers étaient d’ailleurs assez peu sensibles aux aspects les plus folkloriques de la grève et, pour dire la vérité, faiblement concernés par les problèmes de retraite à 50 ans des cheminots. Je me souviens de ce cuisinier qui, habitant en grande banlieue-est mais travaillant en grande banlieue-ouest, sautait du lit à trois heures du matin pour arriver à temps au boulot ; je me souviens de ces intérimaires dont les patrons se foutaient de la grève comme d’une guigne ; je me souviens de ces secrétaires paniquées à l’idée d'être à nouveau en retard au travail, à nouveau en retard à la sortie de l’école...
Mais je me souviens surtout de ma propre attitude à l’égard des grévistes et de leurs revendications. J’étais pourtant, en ces temps reculés, un « spécialiste » des transports, mon job consistant précisément à couvrir l’actualité du secteur pour mon journal. Inutile de dire que sur les questions des régimes spéciaux de retraite, de pénibilité du travail des administratifs de la RATP ou de pyramide des âges dans la fonction publique, je m’étais déjà fait une religion. Las, le combat ayant été markété comme celui de la gauche éternelle contre une droite revancharde et crapuleuse (les concepts de néo et d’ultra libéralisme n’avaient pas encore été popularisés et l’on s’en tenait encore à une rhétorique plus traditionnelle), je faisais comme tous les gens de progrès : je soutenais la grève et je souffrais dans la joie. A une passagère caissière chez Franprix, j’expliquais d'ailleurs à quel point la lutte des camarades de la SNCF était la sienne. A un passager chômeur en fin de droit ayant déniché un job temporaire de déchargeur de camions, je rappelais les grandes heures de l’histoire sociale ayant permis aux conducteurs de métro de voir leur retraite calculée sur leur tout dernier salaire...
Douze ans plus tard, un tas de choses a changé : je n’habite plus qu'à un quart d’heure de mon journal, je circule à vélo et j’ai fait mon coming out social libéral. Mais certaines constantes perdurent : les cheminots continuent de défendre leur « droit » à une retraite hors-norme généreusement financée par la caissière de Franprix, le gouvernement est toujours accusé de revenir sur un siècle d’acquis sociaux pour des raisons purement idéologiques et la France reste étrangement partagée sur ces questions. Je ne serais pourtant pas surpris de voir les grévistes renvoyés dans leurs 22 mètres, ce coup-ci. Hé quoi, sans cette 205 rouge parcourant les rues à la recherche de prolos authentiques à évangéliser, qui saura à nouveau faire basculer l’opinion ?
© Commentaires & vaticinations
En tant que spécialiste des transports, vous saviez donc fort bien que les primes, qui constituent de 20 à 45% du salaire des personnels roulants/volants/navigants, ne comptaient et ne comptent toujours pas dans le calcul de leur retraite ?
Rédigé par : Passant | jeudi 18 octobre 2007 à 13:13
Si je te comprends bien, aujourd'hui comme hier, tu assumes avec le sourire l'idée d'être avec les emmerdeurs d'un camp contre les emmerdeurs de l'autre. Bon, en effet, c'est à peu près ça ta psychologie: peu importe qu'on ait raison ou tort du moment qu'on arrive à énerver ses commensaux.
Je t'aime bien, Hugues. Mais j'aime bien aussi les gens qui ne cherchent pas perpétuellement à se convaincre qu'ils ont absolument raison, alors que de leur propre aveu, il leur arrive de changer de position à 180°... Moi, en 1995, je n'étais pas convaincu d'être dans le camp du progrès. En 2007 non plus. En 1995 je n'étais pas convaincu que ceux d'en face étaient un paquet de crétins sectaires, et aujourd'hui non plus... Hier comme aujourd'hui, je pense que les deux camps emploient de bons arguments et des mauvais, et que le problème se résoudra hier comme aujourd'hui par l'estimation des rapports de force. C'est tout. Un conflit social, c'est l'évaluation des rapports de force quand les arguments rationnels ne suffisent pas à emporter la conviction d'une nette majorité.
La société humaine fonctionnait déjà un peu comme ça du temps de Cro-Magnon, mais au cas où tu n'aurais pas remarqué, il y a eu un léger progrès depuis: on a cessé de se foutre sur la gueule. La grève, ça sert aussi à éviter d'en venir aux mains. C'est peut-être même sa seule vertu, mais elle est réelle...
Rédigé par : Poil de lama | jeudi 18 octobre 2007 à 13:20
C'est vrai, maintenant je me souviens : j'avais fait grève en 1995 au nom d'une certaine idée de la recherche publique, que je souhaitais au moins en partie déconnectée d'une exigence de résultats immédiats. Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'était pas une opposition frontale : mais les approches statutaires ou catégorielles mènent inévitablement au nivellement, donc, au déni de diversité à l'intérieur de périmètres arbitrairement fixés par de grands communicants incultes : "la recherche", ça ne veut rien dire...
Le PS à l'époque nous avait promis de nous entendre. Et puis, une fois élus, ils ont oublié.... pour nous coller ce gros con d'Allègre qui, une fois ministre, a souhaité n'en faire qu'à sa tête sans arriver à rien.
Nous avons donc gardé la réforme bancale sortie du conflit jusqu'en 2002.
Ensuite, nous avons eu Haigneré, qui fut vite re-satellisée tellement son incompréhension du monde de la recherche était grande...
Et la situation bancale a perduré. Je passe sur la gestion villepinienne, trop axée sur la ventilation de moyens en direction des élus locaux pour être qualifiée de réforme de la recherche.
2007, enfin, reprise du dossier par Pécresse. Réforme urgente (depuis le temps...) mais faite à minima, sans ambition, sans guide. Enfin je m'en fous : je ne fais plus de recherche, depuis maintenant bien longtemps, comme tout individu sensé, au vu des dégâts provoqués par l'instrumentalisation permanente des grands enjeux de société tant par la gauche que la droite.
Rédigé par : Passant | jeudi 18 octobre 2007 à 13:33
"les cheminots défendent toujours leur droit à une retraite spécifique généreusement financée par la caissière de Franprix"
Et accessoirement par une vie professionnelle de surcotisations par rapport au régime général. Mais apparemment, à part les cheminots, l'argent et la retraite des cheminots, tout le monde s'en fout.
Rédigé par : Grom | jeudi 18 octobre 2007 à 14:17
Passant,
Tu dois être encore plus spécialiste que moi, car il me semble que cette proportion de prime par rapport aux salaires est pour le moins surévaluée. Mais si tu permets, la grève ne porte pas sur l'inclusion des primes dans le calcul de la retraite mais bien sur les régimes spéciaux. Que les cheminots reviennent à un régime équitable et je veux bien soutenir ce combat-là (qui aurait néanmoins le désavantage, de leur point de vue, de soumettre la totalité de leur revenu à cotisations).
Poil de lama,
Je fais aujourd'hui l'aveu de mon hypocrisie sophiste d'alors. C'est tout de même pas mal, non ?
Passant bis,
Désolé, je veux bien qu'on s'éloigne un peu des retraites pour parler cotisations, mais autrement, je ne vois plus vraiment le rapport avec Allègre, la recherche et Villepin.
Grom,
Comme pour Passant et ses primes, pas de problème : harmonisons également les niveaux de cotisations (et pas sur la seule retraite d'ailleurs. Mais encore une fois, je ne suis pas convaincu que les cheminots soient gagnants).
Rédigé par : Hugues | jeudi 18 octobre 2007 à 14:55
Poil de lama > http://bobsutton.typepad.com/my_weblog/2006/07/strong_opinions.html
Hugues est donc un sage, selon toi :)
Rédigé par : plume | jeudi 18 octobre 2007 à 15:14
@Poil de lama : Les arguments rationnels ne suffisent jamais à emporter la conviction d'une majorité, et ils ne sont d'ailleurs jamais utilisés. Seuls les rapports de force et la propagande ont droit de cité dans les rapports sociaux.
Quant à cette grève, elle n'est qu'un baroud d'honneur.
Rédigé par : Yogi | jeudi 18 octobre 2007 à 15:20
Depuis cette époque la caissière de Franprix ne finance plus seulement les régimes spéciaux de la SNCF mais aussi les RTT des cadres et des journalistes. Vive le progrès social !
Rédigé par : François X | jeudi 18 octobre 2007 à 15:59
Hugues: il ne s'agit pas de savoir si "quelqu'un y gagne" ou pas. Les règles fixées par Herr President sont qu'il faut que tout le monde soit traité sur un pied d'égalité : le seul problème, c'est que le projet du gouvernement n'est pas celui-là, mais se donne pour objectif de maintenir cette distinction entre un secteur privé pour lequel à peu près toutes les rémunérations cotisent, et un secteur public dans lequel seul 50 à 90% de la rémunération est sujette à cotisations.
Bref, l'état refuse de cotiser comme les autres à la sauvegarde du système de retraites et joue de sorte à masquer son hypocrisie derrière les particularités de régimes spéciaux. C'est non seulement hypocrite, mais lâche, vil, et méprisable : en un mot, indigne d'une démarche étatique.
Rédigé par : Passant | jeudi 18 octobre 2007 à 17:54
Et depuis peu nous savons officiellement que la CGT est financée par les maitres de forges, le CE d'EDF, la CNAM... what else. Fin de l'illusion.
J'aime beaucoup ton billet, moi aussi j'ai eu la cataracte, plus ancienne que la tienne et guérie plus tôt, couplée avec un syndrome de Stockholm.
Rédigé par : all | jeudi 18 octobre 2007 à 18:34
@ Grom :
la part salariale est plus faible à la SNCF d'après l'infographie du monde.fr. S'agirait-il d'une information erronée?
En revanche, la cotisation patronale est, elle, plus élevée, pour autant que je sache.
Mais au fond cela revient au même (la distinction part salariale / patronale n'est pas très pertinente, car l'une comme l'autre sont des prélèvements obligatoires et donc des COUTS pour la collectivité dans son ensemble : si la part salariale diminue au profit de la part patronale, le patron répercute ce surcoût sur les prix de vente de la production et sur le salaire net).
Or si les cotisations SNCF sont plus élevées, en raison du régime exorbitant de droit commun de retraite des agents SNCF (il n'y pas d'autre raison à une cotisation plus élevée), ceci a des répercussions sur le coût des transports, donc, sur le portefeuille des usagers... C'est plutôt évident, non?
Par ailleurs, cela NOUS REGARDE non seulement en tant qu'usagers appelés à payer leurs transports plus cher (ou à supporter une baisse de la qualité de service) pour compenser les cotisations élevées, mais, en outre, en tant que contribuables, puisque DEUX TIERS des prestations retraite des agents inactifs de la SNCF sont couverts par... l'Etat.
Il est donc tout à fait NORMAL que les usagers comme les contribuables se sentent autorisés à critiquer le régime de retraite exorbitant de droit commun des agents de la SNCF, puisque, de facto, votre régime n'étant pas viable s'il évoluait en vase clos, ce sont tous les autres qui doivent mettre la main à la patte.
Comprenez-moi bien : je trouve tout à fait normale la solidarité intercaisses (tous les métiers n'ont pas la même démographie). A condition que tout le monde soit à la même enseigne, à l'exception des métiers VRAIMENT pénibles.
C'est réac de droite de raisonner de la sorte???
Rédigé par : coco | jeudi 18 octobre 2007 à 19:29
Très bon billet
Rédigé par : Toréador | jeudi 18 octobre 2007 à 22:31
@coco: Non ce n'est pas reactionnaire, la reaction est le fait de vouloir revenir vers un passe radieux, tres peu de monde veut vraiment (ou peu) revenir au regime precedent (c'est a dire, le neant de retraite). Par contre vouloir conserver ce regime fait de vous un conservateur, on m'a appris que souvent etre conservateur etait etre "de droite". En ce moment j'ai plutot l'impression que c'est l'inverse. La reforme contre l'inertie.
Rédigé par : Esurnir | vendredi 19 octobre 2007 à 05:31
"Comprenez-moi bien : je trouve tout à fait normale la solidarité intercaisses (tous les métiers n'ont pas la même démographie)."
Ce n'est pas l'avis de tout le monde. En tout cas, pas le mien.
Mais qu'importe : l'inévitable[*] faillite de l'actuel régime mènera à ce qui est au fond plus juste : de simples systèmes mutualistes de gré à gré, sans garantie publique ni règles statutaires. Et sans doute sera-ce mieux ainsi, jusqu'à ce que, le bon peuple ayant oublié son histoire avec le soutien infaillible du système éducatif, il soit à nouveau possible pour la puissance publique de remettre la main sur l'épargne privée.
[*] voir les avis d'économistes crédibles à ce sujet.
Rédigé par : Belc | vendredi 19 octobre 2007 à 11:00
"tres peu de monde veut vraiment (ou peu) revenir au regime precedent (c'est a dire, le neant de retraite)."
Ignoriez-vous que ce n'est qu'aux alentours des années 1950 que l'Etat a nationalisé les systèmes de retraites créés à l'initiative d'innombrables syndicats, corporations ou sociétés pour financer sa politique sociale par la captation de cotisations devenues obligatoires en contreparties de promesses de pensions ?
Le film "le jardinier d'Argentueil" présente en introduction un truculent jardinier, incarné par Gabin, recevant la visite d'un des premiers contrôleurs envoyés par l'état venant benoitement expliquer que les cotisations à une caisse de retraite sont devenues non seulement obligatoires, mais aussi, nationalisées.
Rédigé par : Passant | vendredi 19 octobre 2007 à 13:17